Mentir ou pas : quand les autres influencent notre perception des normes sociales


Des travaux menés en économie comportementale montrent comment l’acceptabilité sociale du mensonge amènent des individus à adopter une attitude malhonnête. De façon générale, l’exposition à une information dirigée peut modifier notre adhésion à des normes sociales.

La vérité finira par triompher » a commenté Nicolas Sarkozy sur les réseaux sociaux le 18 décembre dernier. Après avoir été condamné à trois ans d’emprisonnement par la Cour de cassation pour corruption et trafic d’influence dans le cadre de l’affaire des écoutes, l’ex-chef de l’Etat français revendique son innocence. Il estime avoir été condamné pour un « soi-disant ‘pacte de corruption' », affirmant n’avoir jamais discuté avec le haut magistrat (Gilbert Azibert) au cœur du dossier. L’affaire suit son cours.

Les scandales qui secouent régulièrement la classe politique témoigne d’une réalité possiblement choquante : chez les politiciens, mentir semble normal. D’ailleurs, d’après l’historien Fabrice d’Almeida, la place du mensonge dans notre République remonterait à l’origine même de cette forme de gouvernement. S’appuyant sur le mensonge de Louis XVI trahissant la Révolution en s’enfuyant à Varenne, l’avènement de ce nouveau monde politique aurait dû permettre de conjuguer raison et vérité. Mais il n’en est rien. Enfant, nous recevons pourtant l’honnêteté comme valeur normative la plupart du temps, et tout comportement qui s’en écarte est puni. Cet état de fait évolue donc avec nos expériences et apprentissages.

Les gens privilégient l’information émise par les groupes sociaux auxquels ils s’identifient.

Alors qu’adultes, nous bénéficions de sources d’informations multiples pour forger notre opinion, dans quelle mesure sommes-nous influencés par les autres, leurs idées ou leurs attitudes, lorsque nous adoptons de nouvelles normes ? C’est l’une des questions que se pose Fabio Galeotti, chercheur en économie comportementale au GATE-Lab de Lyon. « Les normes sociales constituent la « grammaire de la société », commente-t-il. Ce sont elles en effet qui codifient les règles de vie et les comportements en société. Étudier la façon dont chacun choisit ses propres normes et s’y conforme permet de mieux comprendre les mouvements et défis sociétaux. « Nos travaux montrent que lors d’une recherche informative, les gens font preuve de biais de sélection en privilégiant l’information émise par les groupes sociaux auxquels ils s’identifient, explique le scientifique. Mais c’est la valeur du contenu informatif auquel ils sont exposés et les bénéfices qu’ils en tirent qui influencent avant tout leur changement de comportement. » Cette conclusion est tirée de travaux récents menés sur le mensonge, un comportement fortement influencé par les normes sociales.

Dans cette étude, le chercheur et son équipe ont analysé les résultats d’une expérimentation à laquelle se sont livrés 4400 Américains en 2020 et qui visait à évaluer leur tendance à tricher à un jeu d’argent baptisé « the wheel game ». Rappelant le programme télévisé culte « la roue de la fortune », le jeu se déroule en deux manches. Lors de la première manche, le candidat détermine de façon arbitraire la valeur hypothétique, 0 ou 1, associée au compartiment d’une roue qui en comprend huit. Une fois son choix validé d’un clic d’ordinateur, la valeur cachée apparaît : le candidat la relève de façon masquée, il est le seul à la connaître (voir figure ci-dessous). Le processus est réitéré 20 fois. A la fin, le candidat totalise les 1 révélés et empoche la somme correspondante. On peut comprendre que l’appât du gain encourage le candidat à mentir : déclarer un 1 factice au lieu d’un zéro réel. Au cours d’une manche, la distribution statistique des 1 et des 0 étant proche de 50%, il est aisé pour les expérimentateurs d’attribuer le rôle de tricheur aux candidats demandant un gain élevé.

Principe du jeu « Wheel game ». A chaque manche, le joueur joueur choisit la valeur (0 ou 1) qu’il désire attribuer à un des huit compartiment sous ses yeux (A). Ensuite, après validation par un clic de souris, le joueur doit reporter la valeur réelle (0 ou 1) du compartiment sur lequel il avait misé (B) © DR

Ensuite, dans la seconde manche, les mêmes candidats rejouent mais on modifie légèrement les règles : à chaque tour, le participant reçoit comme information, et de façon aléatoire, le comportement suivi par un autre candidat à ce niveau du jeu et dont le score global révèle s’il triche ou s’il est plutôt honnête. Les chercheurs ont fait alors l’observation suivante : l’exposition à une information montrant que la tricherie était partagée par d’autres, et donc socialement acceptable, était liée à une augmentation du comportement de triche chez l’ensemble des individus. « C’est ce qu’on appelle l’effet des pairs, précise Fabio Galeotti. Être exposé au comportement des autres nous incite implicitement à copier leur attitude ». 

Poussant plus loin l’expérimentation, les scientifiques ont lancé deux autres sets de deux manches avec de nouveaux candidats en modulant, pour chaque set, les conditions de la seconde manche. Dans le premier set, ils ont donné la possibilité au joueur de connaître, à chaque tour, soit le chiffre (0 ou 1) choisi par une personne appartenant à un groupe de tricheurs, ou de gens honnêtes, soit l’opinion d’un autre joueur sur l’acceptabilité du comportement de triche à ce stade de la manche. Bilan du set : lorsqu’on lui en laisse le choix, l’individu tricheur ou honnête favorise les sources d’information synonymes de tolérance vis-à-vis du mensonge : qu’elles soient d’ordre comportemental ou relative à son jugement moral. «Cette sélection biaisée de l’information peut être utile au tricheur pour légitimer son comportement individuel « immoral » grâce à son observation chez les autres. Et, de la sorte pouvoir le perpétuer, commente Fabio Galeotti. En outre, les histoires « négatives » sont souvent plus captivantes que « les positives ». C’est peut-être ce qui explique l’inclinaison des personnes honnêtes à des informations tolérantes vis-à-vis du mensonge ».

L’exposition aux informations médiatiques influence nos comportements.

Enfin, dans le dernier set, on donne au candidat comme option supplémentaire de connaître le comportement ou l’opinion d’autres joueurs différenciés selon leur étiquette politique : démocrate ou républicaine. Dans ce cas-là, les candidats choisissent systématiquement l’information en fonction de son origine, c’est-à-dire sa couleur politique, plutôt que sa nature soulignant le comportement honnête ou malhonnête. 

Si la plupart d’entre nous estime sans doute adopter librement de nouveaux codes de conduites validant certaines normes sociales, cette étude montre que la question est en réalité subtile. A l’ère de l’infobésité, nos recherches informatives personnelles sont potentiellement biaisées et, en retour, l’exposition aux informations médiatiques influence nos comportements. Le biais de sélection favorisant l’information véhiculée par nos groupes d’appartenance est, pour Fabio Galeotti, problématique. « Il n’y a pas de souci à se faire si au sein de ces groupes identitaires, l’information est plurielle et nous permet d’élaborer notre propre jugement de façon éclairée, ou si l’information est sans incidence notable sur la société, explique-t-il. Là où il y a problème, c’est lorsque ces groupes n’émettent qu’un seul type d’opinion destiné à renforcer nos croyances. »

Cette critique est faite à l’encontre des réseaux sociaux qui, nous enfermant dans des bulles d’information, contribueraient à polariser la société. Immigration, fin de vie, nucléaire, pesticides… les thématiques sont nombreuses qui sont sujettes à des prises de position opposées contribuant à fragmenter la population. Même quand les questions ayant conduit à une polarisation de la société ont été résolues, celle-ci est prête à resurgir. Par exemple, alors que la publication à l’origine de l’administration d’hydroxychloroquine en 2020 a été récemment désavouée par l’éditeur Elsevier, après enquête scientifique, une autre étude pointant le nombre de morts associés à l’usage du traitement à dû être rétractée en août dernier sous la pression des partisans du Dr Raoult qui restent fidèles à ses idées. Au moment du Covid, le professeur avait mobilisé l’opinion en expliquant de façon univoque sur les réseaux sociaux en quoi l’hydroxychloroquine devait être administrée.

L’idéologie et la politique sont les champs les plus susceptibles de pousser les individus à s’isoler dans leurs opinions. Ce processus est-il à combattre ou du moins à éviter ? Pour un débat public sain, il est de la responsabilité de chacun de diversifier ses sources d’informations et d’être ouverts aux opinions contradictoires. « La question politique demande aussi une intervention institutionnelle, complète Fabio Galeotti. Dans quelle mesure nos Institutions peuvent-elles proposer aux citoyens des informations d’intérêt politique qui soient variées, mais non étiquetées d’un parti pour éviter leur adhésion immédiate en vertu de cette étiquette ? » Une telle solution n’existe pas pour l’instant mais il y a matière à réflexion.

Références

Eugen Dimant, Fabio Galeotti, Marie Claire Villeval (2024): « Motivated information acquisition and social norm formation », European Economic Review, Volume 167, 2024, 104778.

Chercheur(s)

Fabio Galleoti

Post-doctorant au sein du Groupe d’analyse et de théorie économique (GATE). Mène des recherches dans le champ de l'économie comportementale et expérimentale.

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Fabio Galleoti

Laboratoire

Groupe d’Analyse et de Théorie Economique Lyon-Saint-Etienne (GATE LSE)

Le GATE LSE est une unité mixte de recherche (UMR 5824) rattachée au CNRS, aux universités Lyon 1, Lyon 2 et Saint-Etienne, ainsi qu’à l’ENS de Lyon. Le laboratoire mène des travaux relevant de l’économie théorique et de l’économie appliquée. Ils portent sur l’économie comportementale, la théorie des jeux et les choix collectifs, les politiques publiques et l’espace, la macroéconomie, la finance et l’histoire de l’analyse économique. Le GATE LSE possède une plateforme expérimentale de pointe, GATE-LAB, qui permet la réalisation d’une grande variété de protocoles expérimentaux.

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