Cachés au creux de l’hypothalamus, certains neurones aident à réguler le sommeil paradoxal. Afin d’en connaître le rôle exact, des chercheurs de l’équipe Sleep réunis au Centre de Recherche en Neurosciences de Lyon s’efforcent de cartographier leur répartition. Explications.
L’homme passe plus d’un tiers de sa vie à dormir. Bien que cet état de non-conscience garde encore bien des mystères aux yeux des scientifiques, on sait aujourd’hui que le sommeil joue un rôle clé dans de nombreux processus comme la consolidation de la mémoire, la régulation des émotions, le fonctionnement du système immunitaire et du métabolisme, ainsi que la récupération physique et cognitive. C’est dire si bénéficier d’un bon sommeil est un atout pour la santé !
A contrario, un sommeil de mauvaise qualité est associé à plusieurs risques sanitaires comme ceux de développer une maladie cardiovasculaire, un cancer, de l’obésité ou le diabète. Au-delà de ces maladies qui se développent à long terme, un tiers de la population mondiale serait affecté par une pathologie du sommeil comme l’insomnie, la narcolepsie, l’apnée du sommeil, l’hypersomnie ou le trouble du comportement en sommeil paradoxal. Comprendre les mécanismes intimes à l’œuvre lorsque nous sommes endormis revêt certes un intérêt fondamental, mais aussi translationnel : c’est se donner la possibilité de mieux appréhender ces pathologies et d’y remédier.
Que se passe-t-il pendant que nous dormons ? Au cours de la nuit, notre sommeil parcourt plusieurs cycles qui, scindés en deux phases (le sommeil lent et le sommeil paradoxal), s’enchaînent dans un ordre précis et de façon cyclique (voir encart ci-dessous). Au sein du Centre de Recherches en Neurosciences de Lyon, mon équipe de recherche, baptisée Sleep, s’intéresse tout particulièrement au sommeil paradoxal. Cette phase du sommeil doit son nom au fait que si le corps est au repos, l’activité cérébrale est, elle, très intense, similaire à celle de l’éveil. C’est lors de cette phase que l’on observe de nombreux mouvements oculaires (en anglais, on parle de phase REM ou Rapid Eye Movement) et que les rêves les plus vifs, complexes et émotionnels sont produits. Nos travaux s’inscrivent dans la lignée de ceux du professeur Michel Jouvet qui, précurseur en neurosciences, a découvert cet état particulier du cerveau chez le chat, à la fin des années 1950 à Lyon.
L’hypothalamus est connu comme étant un centre majeur de l’éveil.
Si l’on connaît depuis quelque temps les aires cérébrales à l’origine du sommeil paradoxal, ce n’est que récemment que l’équipe Sleep s’est intéressée au rôle potentiel de l’hypothalamus[1]. Cette région, située au coeur du cerveau, est surtout connue comme zone de traitement de nombreuses informations physiologiques, cognitives et hormonales pouvant impacter le sommeil et comme centre majeur de l’éveil. Or, il y a une vingtaine d’années, les chercheurs de Sleep ont montré que l’hypothalamus pouvait aussi être associé au sommeil paradoxal : dans sa zone latérale[2], il contient des neurones susceptibles de le réguler en fonction des besoins physiologiques de notre corps.
Mais comment ces neurones hypothalamiques agissent-ils ? Et quelles fonctions précises (mémoire, apprentissage, régulation de l’humeur, régulation homéostasique etc.) conditionnent-ils ? Pour le savoir, une première étape essentielle consiste à cartographier avec précision la répartition de ces neurones hypothalamiques.
Les différentes phases de sommeil
Il se passe bien plus que vous ne l’imaginez lorsque vous dormez !
La nuit, notre sommeil est constitué de plusieurs cycles : 3 à 6 cycles de durée comprise entre 60 et 120 minutes. Chacun de ces cycles est scindé en deux phases ; la première correspond au sommeil lent, la seconde au sommeil paradoxal (voir hypnogramme ci-dessous). Initiant la phase de repos nocturne, le sommeil lent se divise en trois stades N1 (bleu), N2 (vert) et N3 (orange), suivi de la phase de sommeil paradoxal (rouge).
Ces différents états de sommeil se caractérisent par des signatures électroencéphalographiques (EEG, activité électrique du cerveau) et musculaires spécifiques. Ces signatures physiologiques ne suivent pas la même fréquence ni la même amplitude, traduisant un rôle de ces phases différent.
- Le sommeil lent est défini par des ondes lentes. N1 est la phase d’endormissement, elle ne dure que quelques minutes. Puis N2 s’installe, c’est la phase de sommeil lent léger qui est suivie par le sommeil profond (stade N3). On observe des ondes delta d’amplitude élevée et de basse fréquence (0,5 et 4 Hz).
- Le sommeil paradoxal (REM) se caractérise par des ondes thêta de faible amplitude et de haute fréquence (4-8 Hz). Ces épisodes durent entre 20 et 30min et s’allongent au fur et à mesure de la nuit.
Lorsque nous dormons, notre métabolisme se réduit : la consommation en oxygène diminue, tout comme le système cardiaque et le tonus musculaire.
Pendant le sommeil paradoxal, les rêves sont les plus vifs, complexes et chargés d’émotions. Si le corps présente une absence totale de tonus musculaire, comme paralysé, ce serait pour empêcher l’exécution des rêves. Ceux-ci existent pendant le sommeil lent et profond, mais ils sont souvent plus simples, moins émotionnels et moins élaborés.
C’est ce qu’a fait par la suite l’équipe Sleep, en utilisant un marqueur de l’activité neuronale, le cFos. Cette protéine nous permet d’avoir le reflet de l’activité du cerveau à un moment donné. Elle a donc été utilisée pour connaitre l’activation du cerveau lors du sommeil paradoxal. Son recours a permis de mettre en évidence au sein de l’hypothalamus deux sous-populations de neurones activées pendant le sommeil paradoxal : la première synthétisant l’hormone dite de « mélano-concentration » (MCH) et une autre permettant de fabriquer une protéine baptisée « Lim Homéobox 6 » (ou Lhx6)[3-5]. Grâce à ces travaux de neuroanatomie fonctionnelle, il est possible dorénavant d’étudier ces deux populations de neurones afin de comprendre leur contribution directe au sommeil paradoxal.
Fort intéressants, ces résultats représentent un petit pas dans un champ de recherche qui reste encore très largement à explorer. En effet, les deux sous-populations de neurones nouvellement identifiées ne constituent que 12% environ de l’ensemble des neurones de l’hypothalamus activés pendant le sommeil paradoxal. Aussi, l’hypothèse de travail de l’équipe Sleep est que, dans l’hypothalamus, d’autres sous-populations jouent un rôle clef pour réguler naturellement le sommeil paradoxal ou ses diverses fonctions. Ces sous-populations, encore inconnues, nécessitent d’être caractérisées, ainsi que leurs connectomes : c’est la tâche à laquelle je me suis dédiée au cours de ma thèse.
Chez les souris Trap2-Red, on peut observer les neurones activés pendant l’éveil et pendant le sommeil paradoxal.
Comment ai-je procédé ? A la recherche de nouvelles populations neuronales, j’étudie des souris appartenant à une souche spéciale, dite « TRAP2-Red ». Grâce à une modification génétique, ces souris offrent aux chercheurs une possibilité intéressante : celle d’observer sur un même animal les neurones activés pendant l’état d’éveil, et ceux pendant le sommeil paradoxal[6]. La méthode d’observation utilise deux marqueurs colorés : le premier, la protéine cFos, produit une fluorescence verte, tandis que le second, une protéine baptisée TdTomato, émet une fluorescence rouge (voir encadré en fin de texte).
Dans un premier temps, on maintient la souris éveillée pendant 4h et l’on marque en rouge les neurones actifs pendant l’éveil. Puis une semaine après cette étape, on passe à la phase de sommeil paradoxal.
Or celle-ci est fragmentée chez la souris, car dans son milieu naturel, l’animal constitue une proie pour de nombreux prédateurs ; il ne peut donc se permettre de dormir trop longtemps et doit rester réactif. Alors, pour étudier les neurones à l’œuvre lors de son sommeil paradoxal, il faut trouver un moyen d’augmenter ses quantités. Pour ce faire, on pratique une privation spécifique de sommeil paradoxal chez la souris pendant une période de 48h : dès qu’un épisode de sommeil paradoxal est détecté, la plateforme sur laquelle dort la souris bouge, afin de la réveiller. Positionnées sur son crâne, des électrodes permettent, grâce aux ondes cérébrales (EEG) et à l’activité musculaire (EMG) enregistrées, d’analyser et d’identifier en continu les états de vigilance de l’animal.
Dès la fin de la privation, la souris peut récupérer la dette en sommeil paradoxal ainsi générée pendant une période de 2h (dite de rebond) durant laquelle on observe en effet que les quantités de sommeil paradoxal augmentent. Elles sont multipliées par 3 (voir figure 1). On marque par une fluorescence verte les neurones activés pendant le rebond de sommeil paradoxal.

A la fin de l’expérience, on observe les cerveaux des souris après leur avoir fait subir un traitement (par immunofluorescence) permettant de visualiser les marqueurs rouges et verts, mais aussi ceux associés aux neurones MCH et Lhx6 qui s’expriment dans l’hypothalamus. On a ainsi pu cartographier et quantifier les différents types de neurones fluorescents dans chaque structure de l’hypothalamus, ainsi que les cellules exprimant les deux marqueurs en conditions d’éveil et de sommeil paradoxal (voir figure 2). En procédant de la sorte, nous avons finalement trouvé une troisième population jusqu’à lors inconnue de neurones actifs pendant le sommeil paradoxal, ils sont présents dans une petite zone de l’hypothalamus latéral.

Conforter une découverte est important. C’est pourquoi nous avons utilisé ensuite un autre type de souris, appelée souris Cre-recombinase (voir encadré en fin de texte), chez laquelle un gène particulier a été ajouté au matériel génétique des neurones nouvellement identifiés. Avec cet ajout, il devient possible d’étudier les neurones plus finement grâce à une puissante approche d’imagerie calcique. Celle-ci permet de mesurer les flux d’ions calcium locaux qui reflètent directement l’activité électrique en temps réel des neurones d’intérêt. En procédant de la sorte, nous avons pu valider les résultats obtenus avec le marquage de cFos : la nouvelle population de neurones découverte est bien activée seulement lors du sommeil paradoxal.
Le travail de recherche ne s’arrête pas là bien sûr. Quel(s) rôle(s) précis joue cette nouvelle population de neurones dans le cerveau ? Pour le savoir, nous pourrions stopper leur activité (par inhibition) ou, au contraire l’augmenter (par excitation) et analyser les effets induits par ces manipulations sur le sommeil paradoxal. Une technique séduisante, l’optogénétique, permet de faire cela en utilisant de la lumière laser. Mais cette passionnante perspective (en cours de réalisation) s’écrit dans un autre chapitre à venir de l’histoire.
Comment visualiser les neurones du sommeil paradoxal chez la souris
Les souris TRAP2-red génétiquement modifiées produisent une enzyme appelée Cre recombinase dans certaines cellules spécifiques. Cette enzyme agit comme des « ciseaux moléculaires » : grâce à elle, des séquences d’ADN spécifiques sont coupées ou réorganisées. Ce qui permet aux chercheurs de manipuler précisément certains gènes (en les activant ou en les désactivant par exemple) uniquement dans les cellules où Cre est exprimée. Ces souris sont très utilisées en recherche pour étudier le rôle de gènes ou de circuits spécifiques dans des processus biologiques.
Tous les neurones de la souris TRAP2-Red contiennent le promoteur de la protéine cFos (responsable de la fluorescence verte émis lors du sommeil paradoxal) ainsi que de la Cre ERT2, et de la protéine TdTomato (responsable de la fluorescence rouge). Or le système est bloqué par un codon stop et le TdTomato n’exprime pas sa fluorescence. L’injection de la molécule 4-Hydrotamoxifène (4-OHT) permet de retirer le codon stop : la fluorescence rouge est alors émise dans tout le neurone. Ainsi, il faut absolument injecter le 4-OHT au bon moment afin de marquer les neurones actifs dans une condition donnée.
Références
[1] Luppi PH, Chancel A, Malcey J, Cabrera S, Fort P, Maciel RM. Which structure generates paradoxical (REM) sleep: The brainstem, the hypothalamus, the amygdala or the cortex? Sleep Med Rev. 2024 Apr; 74:101907.
[2] Clément O, Sapin E, Libourel PA, Arthaud S, Brischoux F, Fort P, Luppi PH. The lateral hypothalamic area controls paradoxical (REM) sleep by means of descending projections to brainstem GABAergic neurons. J Neurosci. 2012 Nov 21; 32(47) : 16763-74.
[3] Verret L, Goutagny R, Fort P, Cagnon L, Salvert D, Léger L, Boissard R, Salin P, Peyron C, Luppi PH. A role of melanin-concentrating hormone producing neurons in the central regulation of paradoxical sleep. BMC Neurosci. 2003 Sep 9; 4 :19.
[4] Blanco-Centurion C, Luo S, Spergel DJ, Vidal-Ortiz A, Oprisan SA, Van den Pol AN, Liu M, Shiromani PJ. Dynamic Network Activation of Hypothalamic MCH Neurons in REM Sleep and Exploratory Behavior. J Neurosci. 2019 Jun 19; 39(25) : 4986-4998.
[5] Lee HS, Yamazaki R, Wang D, Arthaud S, Fort P, DeNardo LA, Luppi PH. Targeted recombination in active populations as a new mouse genetic model to study sleep-active neuronal populations : Demonstration that Lhx6+ neurons in the ventral zona incerta are activated during paradoxical sleep hypersomnia. J Sleep Res. 2020 Dec; 29(6): e12976.
[6] DeNardo LA, et al. Temporal evolution of cortical ensembles promoting remote memory retrieval. Nat Neurosci. 2019; 22(3) : 460–469.