Publié en avril 2024, le rapport « Ecrans et enfants » a soulevé beaucoup de questions quant à l’impact que leur usage pouvait avoir sur les jeunes. Jérôme Prado, chercheur au Centre de Recherche en Neurosciences de Lyon, nous livre son analyse du sujet en se focalisant sur l’un des impacts potentiels de la consommation d’écrans, objet de son champ d’expertise : le développement cognitif des enfants.
Les écrans sont-ils en train de redéfinir le développement des enfants ? Publié au printemps 2024, le rapport « Enfants et écrans : À la recherche du temps perdu » [1] commandé par le président Emmanuel Macron auprès d’une commission d’experts, a donné lieu à des recommandations aux intonations inquiétantes. Soulignant l’urgence de repenser l’utilisation des technologies numériques chez les enfants et les adolescents, le rapport recommande d’encadrer celui-ci par des limites strictes. Alors que les études sur les liens entre jeunes et écrans sont encore insuffisantes, nous avons cherché à comprendre l’écho médiatique suscité par ce document et les points clefs qu’on pouvait en retenir.
Qu’y a-t-il dans ce rapport ? D’entrée de jeu, le document dresse l’état des lieux de la consommation d’écrans faites par les jeunes : les mineurs y consacreraient 4h11 chaque jour. Chez les plus petits (3,5 à 5,5 ans), ce temps est évalué à 1h30.
En une trentaine de pages, le document fait la synthèse ensuite de l’ensemble des travaux réalisés par des scientifiques d’horizons divers sur les liens entre écrans et les jeunes. Y sont abordé les points clés de la santé physique, la santé mentale, le plan sociétal et le développement du cerveau des enfants. Ce dernier thème est couvert par 34 études pour les enfants de moins de six ans. En fin de rapport, on trouve les propositions suivantes pour les plus petits :
- Ne pas exposer les enfants de moins de 3 ans aux écrans.
- Déconseiller leur usage jusqu’à 6 ans, ou le limiter fortement à des contenus éducatifs accompagnés par un adulte.
- Après 6 ans, avoir une exposition « modérée et contrôlée ».
- Interdire les téléphones avant 11 ans.
L’interruption des interactions adulte-enfant due aux écrans pourrait pénaliser le développement du langage
Quel objectif aux recommandations ci-dessus ? Endiguer certains risques auxquels les enfants s’exposent. Une étude a prouvé en effet que les enfants de 24 à 30 mois apprennent moins bien devant un écran qu’en interagissant avec un adulte. En outre, l’exposition des jeunes enfants aux écrans est responsable d’un phénomène qu’on appelle la « technoférence », c’est-à-dire l’interruption ou l’interférence causées par la technologie dans les interactions humaines. Qui n’a jamais observé une explication entre un adulte et son enfant interrompue par un coup de téléphone ou une notification intempestive ? Chez les enfants, ces technoférences pourraient pénaliser le développement du langage et la régulation des émotions. Les comportements qui nous permettent d’être en relation les uns avec les autres de manière efficace et positive, autrement dit les compétences socio-relationnelles telles que la coopération ou l’empathie, seraient aussi concernés. Or ces facteurs sont essentiels pour une bonne intégration de l’enfant dans son environnement, notamment en milieu scolaire, et pour des apprentissages efficaces.

Parmi les études scientifiques mentionnées, celle qui a trait à la cohorte ELFE [2]* est remarquable par son ampleur. Menée en France, ladite étude a suivi le développement de près de 18 000 enfants nés en 2011. Elle livre des connaissances précieuses sur leur développement physique, cognitif, social et affectif, en tenant compte de nombreux facteurs tels que le milieu socio-économique et environnemental. Ses résultats incitent à penser que la consommation quotidienne d’écrans perturbe les apprentissages des enfants . Ainsi, l’étude note que les enfants de deux ans qui regardent fréquemment la télévision pendant les repas tendent à avoir un développement langagier et cognitif plus faible à l’âge de 3,5 ans par rapport à ceux qui ne la regardent pas. L’étude rapporte aussi que les enfants de 3,5 à 5,5 ans ayant un temps d’écran plus élevé que leurs pairs présentent des résultats moins élevés à des tests de performances cognitives.
Aucune conclusion définitive n’est établie quant à la responsabilité exclusive des écrans
Mais, le rapport rappelle aussi que de nombreux facteurs peuvent influencer le développement cognitif des enfants : aucune conclusion définitive n’est établie quant à la responsabilité exclusive des écrans à ce sujet. La prudence est donc de mise. C’est ainsi qu’à la page 116, les experts proposent de « mieux outiller, mieux former au numérique, et mieux accompagner les parents, les enseignants, les éducateurs et tous ceux qui interviennent auprès des enfants ». Page 93, ils recommandent aussi « d’organiser une progression des usages des écrans et du numérique chez les enfants en fonction de leur âge ».
Jérôme Prado, qui n’a pas participé à la rédaction du rapport, s’est intéressé au document en raison de l’écho médiatique important suscité par sa publication. Il nous a indiqué « comprendre les interrogations, voire les inquiétudes » soulevées par la publication car, en effet, « les écrans sont un sujet extrêmement présent quand on est parent ou éducateur ». Pour autant, son analyse du contenu du document diverge quelque peu des conclusions livrées au grand public. Et plus particulièrement, la question du rôle des écrans dans les apprentissages.
Cortex Mag – « Hyperconnexion subie des enfants » « conséquences sur leur avenir »…Les en-têtes des articles de presse sortis à l’occasion du rapport, celui du Monde par exemple, suggère que les écrans sont un réel sujet d’inquiétude. Partagez-vous ce sentiment ?
Jérôme Prado – Je comprends bien sûr l’inquiétude que peut susciter le sujet des écrans dans le grand public, ne serait-ce que parce qu’ils se sont immiscés dans beaucoup d’aspects de nos vies en un temps record. Mais si je m’exprime sur le sujet avec mon point de vue de scientifique et dans le domaine que je connais le mieux, à savoir le développement cognitif et les apprentissages, alors je vous répondrais que, d’après la littérature scientifique, on ne peut affirmer que les écrans sont nécessairement inquiétants.
J’aime à rappeler qu’un écran est avant tout un moyen de présenter des informations et un contenu. C’est ce contenu qui compte vraiment à mes yeux. Parle-t-on de télévision, de Tiktok, de jeux vidéo, d’application éducative ou de YouTube ? Demandons-nous plutôt quel type d’utilisation, ou quel type de contenu, influence le développement cognitif de façon positive ou négative. Parce que si l’on considère juste la question du « temps d’écran » et de son impact, alors la littérature scientifique ne nous aide pas beaucoup. Ses résultats sont en effet très hétérogènes.

Vous semblez dire qu’on ne trouve pas d’études scientifiques qui convergent vers des conclusions claires ?
C’est cela. Plusieurs travaux scientifiques montrent des associations statistiques négatives entre l’utilisation des écrans et les compétences langagières ou cognitives chez les enfants. Mais ces associations ne sont en aucun cas des démonstrations que le temps d’écran est la cause des différences de compétences. Non seulement le temps d’écran pourrait être la conséquence des différences de compétences, mais il y a aussi un grand nombre de variables, souvent non mesurées, qui peuvent expliquer ces associations. Une question qui m’importe est de savoir pourquoi un écran aurait un effet négatif. Quelle activité supplanterait l’utilisation d’un écran qui, elle, pourrait être davantage bénéfique ? Cela dépend bien sûr du contenu derrière l’écran, mais aussi des activités susceptibles d’être mises en œuvre dans le foyer familial. Si l’on ne peut répondre clairement à cette question alors interdire les écrans en tant que tels me paraît être un exercice un peu futile.
Autre point : il est toujours important de se poser la question de la taille des associations mesurées par les études. Par exemple, l’étude française conduite sur la cohorte ELFE, révèle une relation entre télévision allumée lors des repas à l’âge de 2,5 ans et compétences cognitives des enfants évaluées un peu plus d’un an après. Mais la taille de cette relation, obtenue avec un échantillon regroupant des milliers d’enfants, est extrêmement faible et, de l’aveu même des auteurs, « peu susceptible d’avoir des implications majeures sur le développement cognitif des enfants au niveau individuel ». Aussi, faire des recommandations fortes à partir de cette étude est, de mon point de vue, très hasardeux.
Le rapport souligne l’idée d’interdire les écrans en maternelle, en vertu du principe de précaution. Cependant, certaines synthèses d’étude indiquent, au contraire, que l’utilisation des écrans à l’école peut être bénéfique ?

En effet, c’est une recommandation qui est à rebours de la littérature internationale. Les synthèses d’études qui s’intéressent à l’usage des dispositifs numériques en contexte scolaire font le bilan de constats plutôt positifs et non pas inquiétants. Les dispositifs numériques peuvent constituer des dispositifs pédagogiques précieux pour les enseignants, entre autres parce qu’ils favorisent l’individuation des apprentissages et la répétition d’activités favorisant la création d’automatismes. Et leur mise en œuvre se fait de façon plutôt simple. En outre, les dispositifs numériques permettent de présenter les activités de manière ludique, ce qui est intéressant pour capter l’attention des enfants. Enfin, grâce à eux, les enseignants bénéficient d’un retour quasi immédiat sur les forces et les faiblesses de leurs élèves.
Utiliser au mieux ces outils nécessite bien sûr, comme pour tous les gestes et dispositifs pédagogiques, une formation et un accompagnement des enseignants. En fait, je pense qu’il y a de nombreux avantages à utiliser les outils numériques dans une salle de classe ! Je comprends que le rapport ait pour intention probable d’adresser un message clair au grand public en disant simplement « pas d’écran avant 6 ans », mais la réalité est bien plus complexe. Typiquement, ce type de recommandation pénalise les enfants comme les enseignants.
Concernant l’usage des écrans, qu’aimeriez-vous dire aux parents ou aux jeunes qui nous lisent ?
Je ne suis pas un spécialiste moi-même de l’usage de l’outil numérique et je préfère ne pas rentrer dans des recommandations très précises ici, car ce n’est pas mon rôle. Mais l’idée d’accompagner le plus possible l’introduction de l’outil technologique et numérique chez les enfants – qui est un des messages forts du rapport – est sans doute important. Au cours de mes propres travaux de recherche, j’ai montré avec mes collègues l’importance des interactions entre parents et enfants pour développer le langage et les compétences mathématiques. Il faut donc être vigilant sur ce qui pourrait supplanter ces interactions, comme l’utilisation passive d’un écran sur de longues périodes. J’insiste, à mon sens, il faut toujours se poser la question de ce qu’un écran remplace en termes d’activité. Parfois ce remplacement est négatif, mais parfois il est positif. C’est le cas de la télévision, des jeux vidéo ou des réseaux sociaux, qui sont souvent perçus de façon négative mais qui peuvent être très positifs pour certains adolescents qui trouvent dans ces réseaux du lien social.
Note : * Étude Longitudinale Française depuis l’Enfance
Références
[1] « Enfants et écrans : À la recherche du temps perdu », rapport d’experts, avril 2024
[2] Yang S, Saïd M, Peyre H, Ramus F, Taine M, Law EC, Dufourg MN, Heude B, Charles MA, Bernard JY., Associations of screen use with cognitive development in early childhood: the ELFE birth cohort, J Child Psychol Psychiatry, 2024